
Retrouvez les précisions sur cette décision de Diane Mouratoglou, associée et Raphaël Tandetnik, collaborateur au sein du département Energies.
Admission de la preuve déloyale : la 2e chambre civile de la Cour de cassation s’aligne sur l’assemblée plénière.
Par un arrêt important du 6 juin 2024 publié au bulletin , la deuxième chambre civile confirme la jurisprudence de l’assemblée plénière du 22 décembre 2023 qui avait jugé, dans un revirement lourd de conséquences pour la pratique contentieuse, que le juge civil peut, sous certaines conditions restrictives, connaître d’une preuve même obtenue de manière déloyale.
La preuve dite déloyale s’entend d’un élément obtenu à l’insu d’une personne grâce à une manœuvre ou à un stratagème : vidéosurveillance à caractère secret, enregistrement sonore subreptice, accès à des correspondances privées, généralement virtuelles (réseaux sociaux, messagerie professionnelle, etc).
La difficulté pour le juge réside dans la conciliation entre le « droit à la preuve » et les droits antinomiques en présence, en particulier le droit au respect de la vie privée de celui contre lequel ces preuves sont retenues.
En l’espèce, une employée prétendait être victime de violences verbales et physiques commises par le gérant du magasin dans lequel elle travaillait. Elle avait produit, au soutien de ses prétentions, un enregistrement audio, capté à l’insu de ce dernier, des trois collègues de travail présents, ainsi que d’une associée du gérant.
La Cour confirme l’arrêt ayant jugé cette preuve recevable, en ce que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée d’autrui, à la double condition :
- que cette atteinte soit indispensable à l’exercice du droit de la preuve ;
- qu’elle soit proportionnée à l’objectif poursuivi, c’est-à-dire en l’espèce d’établir la réalité des violences subies par la victime et contestées par l’employeur,
Pour comprendre la portée de cet arrêt et l’ampleur du chemin parcouru pour aboutir à celui-ci, un bref retour chronologique s’impose.
L’émergence d’un « droit à la preuve » tempéré par le principe de loyauté procédurale
Si le droit à la preuve n’est pas consacré par les textes légaux et règlementaires per se, il trouve sa source dans deux grands principes du procès civil : l’article 9 du Code de procédure civile qui dispose qu’il « incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention », ainsi que l’article 6 paragraphe 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui consacre le principe d’équité procédurale :« toute personne a le droit d’être jugée équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un juge indépendant et impartial ».
C’est au visa de ces principes que la Cour de cassation a consacré ce qu’elle appelle elle-même le « droit à la preuve » , celui-ci ayant pour finalité la découverte de la vérité – ce qu’illustre également l’article 10 alinéa 1er du Code civil disposant que « chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité ».
La Cour de cassation estimait toutefois que le juge ne pouvait en aucun cas tenir compte de preuves obtenues de manière déloyale ; l’équité procédurale tirée de la CEDH commandant de faire de la loyauté procédurale un principe absolu, sans exception.
Selon cette acception, l’administration d’une preuve obtenue clandestinement vicierait nécessairement l’équité du procès.
Cette solution était toutefois vivement critiquée par la doctrine qui estimait que certains comportements fautifs réalisés dans le secret devaient pouvoir, par symétrie, être établis au moyen de preuves obtenues elles aussi dans le secret :
« La clandestinité de la preuve n’est souvent que la réponse proportionnée à celle des agissements ou des informations que leur auteur souhaite dissimuler en invoquant le respect dû à sa vie privée. La clandestinité de la preuve ne faisant que répondre à celle de la faute, il conviendrait de soumettre la recevabilité d’une preuve clandestine aux conditions du droit commun du droit à la preuve, à savoir son caractère indispensable et proportionné aux intérêts antinomiques en présence. »
Ce refus radical de la Haute Cour d’admettre la preuve déloyale était particulièrement condamné en matière sociale, le salarié risquant d’être défavorisé pour des faits réalisés en l’absence de témoignage et impossibles à prouver autrement que par une preuve obtenue clandestinement, dans des cas par exemple de harcèlement ou de violence.
Une première inflexion jurisprudentielle en matière de preuve illicite
Là où la preuve déloyale s’entend de celle obtenue de façon clandestine, celle illicite implique la violation d’une disposition légale ou règlementaire, par exemple en cas de vol de document ou de non-respect d’une disposition relative à la protection des données personnelles.
S’agissant de la preuve illicite, celle-ci avait été admise par la Cour de cassation depuis un arrêt du 25 novembre 2020 :
« L’illicéité d’un moyen de preuve, au regard des dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par la loi n° 2004-801 du 6 août 2004, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données, n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
Les juges du quai de l’horloge avaient ainsi suivi la jurisprudence de la Cour Européenne des droits de l’Homme en la matière , qui avait posé le principe selon lequel « L’illicéité d’un moyen de preuve, au regard des dispositions [relatives à la protection des données personnelles], n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats ».
Les juges du quai de l’horloge avaient ainsi suivi la jurisprudence de la Cour Européenne des droits de l’Homme en la matière , qui avait posé le principe selon lequel « L’illicéité d’un moyen de preuve, au regard des dispositions [relatives à la protection des données personnelles], n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats ».
L’uniformisation des régimes de preuve par l’assemblée plénière
Dans l’arrêt du 22 décembre 2023, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, suite à un renvoi de la chambre sociale, était interrogée sur la possibilité de produire dans un litige prud’hommal de captations audios réalisées par un employeur à l’insu d’un salarié pour établir le comportement fautif ayant justifié le licenciement de ce dernier.
La Cour a alors opéré un revirement de jurisprudence complet, considérant à l’instar de ce qu’elle avait jugé pour la preuve illicite, que la preuve déloyale pouvait sous certaines conditions être admise – autrement dit, pour la Cour, la loyauté procédurale n’était plus un principe absolu et pouvait désormais céder devant d’autre impératifs :
« Dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
Dans son rapport annuel de 2023 , la Cour de cassation a exposé les raisons de ce bouleversement, à savoir :
- le nécessaire alignement entre sa position et celle de la Cour européenne des droits de l’Homme qui admet la production de preuves obtenues de manière déloyale sous conditions ;
- le fait qu’en matière pénale « aucune disposition légale ne permet au juge répressif d’écarter les moyens de preuve produits par des particuliers » ;
- la mise en garde de la doctrine selon laquelle la porosité des frontières entre le régime de la preuve déloyale et celui de la preuve illicite ouvrirait « le risque que la voie pénale permette de contourner le régime plus restrictif des preuves en matière civile » et que « désormais, les juges du fond devront, lorsque cela leur est demandé, procéder à un contrôle de proportionnalité, sans qu’il y ait lieu de distinguer entre les preuves déloyales et illicites. »
Cette solution qui a d’ores et d’ores et déjà été appliquée par la chambre sociale de la Cour de cassation à l’occasion des arrêts des 17 janvier et 14 février 2024 , est cette fois suivie par la deuxième chambre civile dans l’arrêt commenté du 6 juin 2024.
La deuxième chambre civile applique ainsi scrupuleusement les principes dégagés par l’assemblée plénière, tout en assurant un contrôle très strict des exigences posées par cette dernière pour l’admission de la preuve déloyale.
Ainsi, si l’enregistrement litigieux est jugé recevable, c’est après que la Cour a précisément relevé les circonstances factuelles justifiant son caractère indispensable (les autres éléments de preuves étant insuffisants pour établir l’exactitude des allégations de la victime) et proportionné au but poursuivi d’établir la réalité des violences subies par la victime (l’enregistrement étant limité aux faits litigieux et capté dans un lieu ouvert au public « au vu et au su de tous »), ce qui permet à la Cour de conclure :
« 16. De ces constatations et énonciations, dont il résulte que [la Cour d’appel] a recherché, comme elle le devait, si l’utilisation de l’enregistrement de propos, réalisé à l’insu de leur auteur, portait atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie privée du dirigeant de la société employeur et le droit à la preuve de la victime, la cour d’appel a pu déduire que la production de cette preuve était indispensable à l’exercice par la victime de son droit à voir reconnaître tant le caractère professionnel de l’accident résultant de cette altercation que la faute inexcusable de son employeur à l’origine de celle-ci, et que l’atteinte portée à la vie privée du dirigeant de la société employeur était strictement proportionnée au but poursuivi d’établir la réalité des violences subies par elle et contestées par l’employeur. »
Enjeux de l’évolution
Cette évolution du droit positif, appelée de longue date par la doctrine et nécessaire au développement du « droit à la preuve », doit être saluée.
A ce stade, les différentes chambres de la Cour de cassation semblent opérer un contrôle de proportionnalité rigoureux de nature à éviter une admission trop large de la preuve déloyale qui risquerait d’encourager les parties à multiplier les procédés déloyaux pour se préconstituer des preuves voire à mettre en œuvre de véritables stratagèmes pour « piéger » l’autre partie.
Il reste à voir d’une part, comment les praticiens se saisiront des nouvelles possibilités offertes par cette évolution jurisprudentielle pour rapporter la preuve de situations jusque-là difficiles, voire impossibles à établir, et d’autre part, comment les juges du fond opéreront le contrôle de proportionnalité édicté par la Haute Cour et dont la mise en œuvre risque d’être délicate pour les juridictions et source d’incertitudes pour le justiciable.
Il faudra enfin et surtout s’attacher à la « qualité » et à « l’intégrité » de la preuve, notamment en matière d’enregistrement audio, en ces temps où il peut être facile d’opérer des montages et « coupures » bienvenues voire de recourir à l’intelligence artificielle pour imiter les voix et modifier le sens des phrases. Nul doute que cela ouvrira un nouveau champ de complexité technique et de débats !
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